Violences faites aux femmes : des collectifs fustigent le « féminisme washing » du gouvernement
Trois ans après le Grenelle des violences conjugales, la France fait toujours figure de mauvais élève en la matière. À l’occasion de la Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, les associations féministes dressent un constat alarmant du manque de moyens alloués à la cause et de volonté politique.
À grand renfort de tambours et de trompettes, le gouvernement avait lancé en 2019 un « Grenelle des violences conjugales » destiné à mettre fin à ce fléau qui mine la France depuis des décennies. Trois ans plus tard, le bilan des associations féministes est sans appel : rien n’a changé ou presque. Les statistiques sont implacables : en 2022, le nombre de féminicides s’élève à 102 au mois de novembre alors que l’année en cours n’est pas encore finie, selon les chiffres du collectif Féminicides par compagnons ou ex. C’est certes moins qu’en 2021 – quand un record avait été franchi avec 122 femmes décédées sous les coups de leur conjoint – mais c’est autant qu’en 2020, année pendant laquelle 102 femmes avaient perdu la vie.
« Depuis des années, le gouvernement français pratique le ‘féminisme washing’. Il y a des grandes déclarations, des postures, mais au final, ce ne sont que des effets d’annonce, lâche, désabusée, Fabienne El-Khoury, porte-parole du collectif Osez le féminisme. Le gouvernement ne se contente que de mesurettes marketing, histoire d’enfumer l’opinion publique. » Anne-Cécile Mailfert, présidente de la Fondation des femmes, est plus nuancée. « En 2019, au moment du Grenelle des violences conjugales, il y a eu une véritable mobilisation des responsables politiques et de la société civile, mais l’exécutif n’a pas su transformer l’essai. »
L’exemple espagnol
Un constat d’autant plus frustrant que ces violences ne sont pas une fatalité. En Espagne, les pouvoirs publics, qui ont déclaré les violences conjugales grande cause nationale après qu’une sexagénaire a été brûlée vive par son mari en 1997, sont parvenus à faire baisser les féminicides de 24 % en moins de 20 ans. » La question est devenue transpartisane dans ce pays et les responsables politiques ont su mettre les moyens financiers et humains à la hauteur des enjeux », poursuit la militante Anne-Cécile Mailfert.
De l’autre côté des Pyrénées, une loi spécifique contre les violences de genre a en effet été adoptée en 2004, permettant notamment la mise en place de tribunaux spéciaux. Sur les 3 500 tribunaux que comptent le pays, 107 sont exclusivement dédiés aux violences commises par un époux ou un ex-compagnon. La justice espagnole prévoit en outre la mise en place d’un système de droits et d’aides sociales particulières pour les femmes victimes. Depuis, la loi-cadre n’a cessé d’être renforcée. En 2015, l’Espagne a transcrit dans son droit la convention d’Istanbul, premier traité international contraignant pour lutter contre la violence à l’égard des femmes. En 2017, un « pacte d’État » garantit un fonds d’un milliard d’euros sur cinq ans. En 2019, le Tribunal suprême revient même sur une décision du procès de « la manada » (« la meute ») en condamnant ses auteurs à quinze ans de prison ferme.
Une justice trop lente, des dispositifs insuffisants
Les associations féministes françaises ne réclament pas autre chose. « Il faudrait que nos élus débloquent 1,5 milliard d’euros pour lutter efficacement contre les violences conjugales. En 2019, la France a dépensé 5 euros par habitant pour traiter les violences conjugales quand l’Espagne en débourse 16, déplore Fabienne El-Khoury, qui dénonce également la faiblesse des moyens humains. Aujourd’hui, une femme doit attendre un à deux ans pour que sa plainte soit traitée. Et 80 % des plaintes sont classées sans suite, selon un rapport ministériel publié en 2021. Or on sait que c’est après avoir porté plainte que les femmes sont le plus en danger : deux tiers des femmes décédées sous les coups de leur compagnon ont préalablement porté plainte. Il faudrait des juridictions spécifiques pour traiter rapidement les plaintes et des policiers bien formés à les recueillir. Aujourd’hui, les agents reçoivent un simple PDF par mail. Ce n’est évidemment pas suffisant. »
Quelques dispositifs ont bien été mis en place après le Grenelle des violences conjugales. En septembre 2020, quelque 1 000 bracelets antirapprochement (BAR) ont été rendus disponibles. Problème, la question du consentement fait souvent obstacle au port du bracelet. Si un agresseur refuse de s’y soumettre, le juge saisi doit demander l’ouverture d’une enquête pénale pour imposer son port. Autant de temps pendant lequel la victime n’est pas protégée. « Dans les faits, ces bracelets sont trop souvent utilisés de manière post-sentenciels alors qu’ils devraient être utilisés de manière préventive », préconise Anne-Cécile Mailfert. En mai 2021, Éric Dupond-Moretti s’était d’ailleurs agacé que seulement 61 bracelets n’aient été utilisés sur les 1 000 distribués. « Ils n’ont pas vocation à rester au fond des tiroirs », avait-il tempêté. Six mois plus tard, 509 bracelets avaient été activés. Un chiffre bien maigre si l’on compare avec les 8 000 bracelets utilisés en Espagne depuis 2009, dont 2 000 sont actuellement actifs.
« Un problème de masse qui doit être traité dans le détail »
Autre problème, ces bracelets ne sont pas équitablement déployés sur le territoire. On est donc inégalement protégé selon le lieu d’habitation. Et ils ne répondent pas à toutes les situations. « Dans les cas où l’agresseur est amené à passer près du domicile de la victime lors de son trajet pour aller au travail, le dispositif qui sonne tous les jours peut devenir une source de stress pour la victime », abonde la présidente de la Fondation des femmes. On est face à un problème de masse qui doit être traité dans le détail. »
Au panel des dispositifs préventifs existe également le « téléphone grave danger » (TGD). Depuis 2019, un procureur de la République peut accorder l’octroi de cet appareil géolocalisé pour une durée de six mois, renouvelable. Un comité de pilotage départemental se réunit tous les semestres pour gérer les dossiers. En 2020, on comptait 1 200 bénéficiaires de ce dispositif. Un chiffre en-deçà des besoins, estiment les collectifs féministes. Il faudrait, selon ces derniers, que ces réunions aient lieu tous les deux mois et que le nombre de téléphones disponibles soit augmenté.
Aux moyens insuffisants s’ajoutent enfin les frais engendrés pour les victimes de violences. Entre les frais d’avocats, d’expertises, d’huissiers, « les femmes doivent débourser en moyenne 10 000 euros, dénonce la Fondation des femmes dans une étude publiée le 24 novembre. Ce rapport recommande donc, dans le cas des affaires de violences sexuelles, la suppression de la consignation, la somme d’argent exigée pour se constituer partie civile dans le cas où la plainte serait jugée abusive. Autre préconisation : la revalorisation du barème de l’aide juridictionnelle versée par l’État aux justiciables pour prendre en charge, partiellement ou totalement, leurs frais d’avocat.
De l’espoir
Enfin, le nombre de places d’hébergement est trop encore faible, soulignent les associations de lutte contre les violences conjugales. « Il existe aujourd’hui une place disponible sur six en centre d’hébergement, s’alarme Fabienne El-Khoury. Que fait-on des cinq autres ? Il existe actuellement 13 centres alors qu’il en faudrait 300 pour couvrir les besoins. » En 2019, les victimes de violences physiques et/ou sexuelles commises par leur conjoint ou ex-conjoint ont pourtant été estimées à 213 000 femmes.
Au-delà des moyens, « c’est avant tout un changement de société que nous réclamons. Les féminicides ne sont que la partie émergée de l’iceberg, qui cache une société sexiste et violente. Il faut un vrai travail de pédagogie auprès des plus jeunes si l’on veut véritablement sortir de ce fléau. »
Quelques lueurs d’espoir à ce sombre tableau. « En 2020, lors de l’année du Covid, les chiffres de violences conjugales ont été les plus bas, constate Anne-Cécile Mailfert. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas eu moins de violences dans les foyers, bien au contraire. Mais lors de la pandémie, les policiers, libérés des affaires de trafic de drogue, ont eu le temps de traiter les cas de violences conjugales. On sait donc que les choses en France, comme en Espagne, peuvent également changer. Il suffit juste de mettre les moyens. »
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