Sénégalaiseries
Par Ibou Fall
Maître Babacar Sèye et les quarante fantômes
Hier, le 15 mai 2024, la République, soigneusement, évite de commémorer le 31ème sinistre anniversaire de l’assassinat de Maître Babacar Sèye, alors vice-président du Conseil constitutionnel.
En effet, il n’y a pas de quoi pavoiser : le vice-président du Conseil constitutionnel, alors qu’il rentre un samedi après une journée que l’on devine chargée, est abattu par une bande de sbires que les enquêteurs ne mettent pas longtemps à identifier. Il y a, dans le lot, un certain Clédor Sène, le plus fort en thème, plus grande gueule qu’autre chose, Pape Ibrahima Diakhaté et Assane Diop.
Ils se font remarquer tout ce temps-là comme des proches du pape du « Sopi ». Assane Diop, un ancien militaire, est de la garde rapprochée d’Ousmane Ngom, le bras droit d’alors de Maître Wade.
Déjà en 1988, alors que Wade est en prison pour diverses atteintes à la stabilité nationale, dont la sûreté de l’Etat, après que quelques bombes explosent et qu’une « Armée du peuple » en revendique la paternité, la police en arrête les auteurs, au rang desquels on retrouve Clédor Sène.
Après avril 1991, au nom de la réconciliation nationale et de l’entrisme de Wade et sa bande de casseurs dans un « gouvernement de majorité présidentielle élargie », une amnistie est décrétée par Diouf. Dans le lot, des séparatistes casamançais, et les poseurs de bombes de 1988 qui commencent à grogner drôlement depuis la prison et attendent d’être jugés.
Il faut dire qu’un an auparavant, le vrai maître du pays, Jean Collin, quitte la scène publique et prend une retraite méritée.
C’est sans doute depuis lors que la République ne sait plus se faire respecter.
Arrivent les élections de 1993, qui ne sont plus couplées. Diouf remporte la présidentielle les doigts dans le nez mais lorsque surviennent les législatives, ça se corse. Un interminable contentieux pousse le président du Conseil constitutionnel d’alors, Kéba Mbaye, que l’on considère comme « le père du code électoral consensuel » à remettre sa démission.
Officiellement, il dit reconnaître sa responsabilité dans le désordre ambiant. Officieusement, on parle de menaces anonymes d’attentats visant sa marmaille. Youssou Ndiaye, un des quatre autres magistrats qui se dévouent alors pour enfanter le « code électoral consensuel », le remplace au pied levé.
On attend alors avec impatience les résultats des législatives agrémentés par le va-et-vient d’Andrésia Vaz qui préside la Commission nationale de Recensement des Votes où se déroule comme dirait l’autre, « le cérémonial chinois de l’administration de preuves où il faut prouver les virgules, les points-virgules et même les soupirs ».
On n’est pas loin des 15 heures, ce 15 mai 1993 lorsque tombe la nouvelle : le vice-président du Conseil constitutionnel, Maître Babacar Sèye, vient d’être abattu.
Les enquêteurs ne mettent pas longtemps pour arrêter les coupables. Devant les gendarmes, sans qu’on ne le force vraiment, Clédor Sène se révèle bavard : ce sont des responsables du PDS les commanditaires du meurtre. Ses pontes défilent à la gendarmerie et font de la garde-à-vue.
Dans les couloirs du Palais présidentiel, la dissolution du PDS est évoquée.
Et puis, un beau jour, ô surprise, on découvre dans la presse privée, le « complot d’Etat ». Clédor Sène, encore lui, depuis la prison, parvient à faire fuiter une lettre dans laquelle il retourne sa veste : ce serait le Premier ministre d’alors le vrai commanditaire du meurtre avec des intermédiaires à trouver dans les rangs socialistes. Dans l’opinion, c’est clair comme de l’eau de roche : Maître Babacar Sèye est mort, on ne sait où, tué par on ne sait qui, avant d’être placé dans sa voiture avec la complicité du chauffeur et du garde du corps. Clédor Sène et sa bande ne sont là que pour faire joli : ces lampistes simulent tout juste un attentat sur la corniche, à l’entrée de l’avenue des Ambassadeurs.
Pourquoi souriez-vous ?
Wade et sa bande, désignés comme les commanditaires, sont blanchis par… le juge Cheikh Tidiane Coulibaly.
Le même juge qui siège au Conseil constitutionnel et que le PDS accuse de corruption passive lors de la présidentielle de 2024. Il aurait fait annuler en 1993 la procédure pour cause d’aveux extorqués sous la torture. Lorsque Wade retourne à la soupe gouvernementale, en 1995, il en fait son directeur de cabinet.
Le monde est petit.
Après le 19 mars 2000, lorsque le « Sopi » arrive aux affaires, certains esprits chagrins se disent que la plus sulfureuse des énigmatiques affaires d’Etat va enfin trouver son épilogue et que les commanditaires de l’affaire Babacar Sèye vont être démasqués et pendus haut et court sur la place publique.
On attendra en vain. En lieu et place, on assiste à l’élargissement des assassins qu’une cour d’assises en 1994 condamne à de lourdes peines, en même temps que des moustarchidines, auteurs des émeutes du 16 février 1994 qui coûtent la vie à six policiers. Une loi, dénommée Ezzan, est votée dans la foulée pour gommer cette ignominie des tablettes de notre Histoire.
Mais la leçon est retenue : être pris la main dans le sac et accuser l’Etat de comploter, ça peut sauver des fesses…
Il faudra attendre février 2021 pour en avoir la plus belle illustration. Lorsqu’une jeune inconnue, Adji Raby Sarr, masseuse à Sweet Beauty, sort de nulle part pour accuser de viols répétés Ousmane Sonko, le leader du PASTEF. L’opposant surfe alors sur la vague du succès après un score de 15 % à la présidentielle de 2019. Le PROS, comme l’appellent ses ouailles, est la figure montante de l’opposition, Idrissa Seck, le challenger de Macky Sall, ayant choisi de transhumer contre un strapontin au CESE.
Il est formel : c’est un complot d’Etat pour éliminer le favori de la présidentielle de 2024. Tout le monde est impliqué… On y distingue dans le désordre, des magistrats, des avocats, des ministres, des militaires, des gendarmes, des policiers, de rancuniers hauts fonctionnaires véreux et leur cohorte de journalistes corrompus et, enfin, le président de la République et sa distinguée épouse.
Sur les réseaux sociaux, ça se lâche : pour ses inconditionnels, le monde entier est suspecté de barrer la route au futur président Ousmane Sonko de manière déloyale, comme cela s’est passé avec Karim Wade et Khalifa Sall, des enfants de chœur victimes du cynique « mackyavélisme » dominant.
Sauf que lui ne se laisse pas faire et, depuis sa forteresse de Ziguinchor, lance le « gatsa-gatsa » à la tête de ses troupes dont certains sont dangereusement armés de lance-pierres pour prendre d’assaut le Palais de l’avenue Léopold Sédar Senghor…
C’est près de Koungheul que la gendarmerie met fin à ce triste cirque qui dénombre tout de même, l’un dans l’autre, près de quarante morts, dont deux enfants calcinées dans un car de transport en commun, des blessés et de considérables dégâts matériels. On le ramène chez lui où il est consigné près de deux mois avant d’être arrêté pour un « vol de portable » qu’accompagne un cortège d’accusations gravissimes dont l’atteinte à la sûreté de l’Etat.
Dans l’opinion, ça se demande de quoi sera faite une présidentielle sans Ousmane Sonko ni Macky Sall, alors que le PASTEF est dissous. Les plans B, C, D et même E se bousculent dans la tête des analystes politiques. Lorsque la candidature de Bassirou Diomaye Faye passe par un trou de souris pour être validée par le Conseil constitutionnel, ça pavoise déjà : « Diomaye, c’est Sonko ! »…
Et puis, c’est le coup de théâtre : Macky Sall freine le processus électoral pour, selon ses dires, se donner le temps d’organiser une présidentielle « inclusive », avec Karim Wade et Ousmane Sonko. Et sans doute lui-même.
Les juges constitutionnels le ramènent à la raison. Et, à la fin, c’est Diomaye qui est élu…
C’est sans doute le moment de retenir son souffle : après les déclarations outrées sur le carnage foncier et les délires des « lanceurs d’alerte » sur le pillage de la République, on attend impatiemment la vérité sur le « complot d’Etat » qui nous a valu tant d’émotions.
En attendant, depuis peu, quarante fantômes tiennent compagnie à Maître Babacar Sèye dans la salle des pas perdus…
Ibou Fall