La souveraineté économique : entre mythe politique et dépendance structurelle (Par Amath Ndiaye)

Pr Amath NDiaye
FASEG-UCAD
La notion de souveraineté est au cœur des débats politiques contemporains, notamment dans un contexte mondial marqué par des crises économiques, sanitaires et géopolitiques. Elle renvoie à l’idée d’indépendance, d’autonomie et de liberté de décision d’un État dans la conduite de ses affaires internes et internationales. Si cette notion est politiquement mobilisatrice et porteuse d’un fort imaginaire collectif, son opérationnalité sur le plan économique demeure largement illusoire dans un monde interdépendant.
En réalité, la souveraineté est avant tout un concept juridique et politique, qui consacre le pouvoir suprême d’un État sur son territoire et sa population. Lorsqu’on cherche à transposer cette notion dans l’analyse économique, la greffe ne semble pas réussir, tant les logiques de l’économie sont fondées sur des interdépendances, des marchés ouverts, des flux transnationaux de biens, de capitaux, de technologies et d’informations. L’espace économique d’une nation dépasse largement son territoire physique, ce qui rend impossible pour un État de revendiquer une souveraineté absolue sur cet espace économique mondialisé.
*Souveraineté économique : un concept à forte charge symbolique mais à faible opérabilité économique*
La souveraineté économique n’est pas un concept consacré en sciences économiques. Il s’agit d’un emprunt du champ juridique et politique, appliqué de manière discutable à l’économie. Dans le domaine politique, la souveraineté signifie qu’un État peut prendre des décisions en toute indépendance à l’intérieur de ses frontières, sans ingérence externe. Mais, dans le champ économique, les États agissent dans un espace globalisé, transfrontalier et intégré, échappant à leur contrôle exclusif.
Il est donc plus rigoureux et opérationnel de parler de : développement endogène ; autosuffisance sectorielle ; sécurité économique. Déjà, David Ricardo, au XIXe siècle, avait souligné les limites de l’autosuffisance nationale, notamment à travers son opposition à l’autosuffisance en blé de l’Angleterre. Ricardo démontrait que le blé produit en Angleterre devenait de plus en plus coûteux, alimentant la hausse des salaires ouvriers et, par ricochet, les coûts de production de l’industrie. Selon lui, l’importation de blé à bas prix permettrait de forcer la compétitivité de l’industrie anglaise, jetant ainsi les bases de son célèbre principe des avantages comparatifs.
*Illustrations empiriques*
Le Japon, pourtant puissance industrielle et technologique, importe 100 % de son pétrole, gaz et charbon, ainsi que 40 % de son alimentation.
De même, le Royaume-Uni post-Brexit, qui a revendiqué une reprise en main de sa souveraineté économique, connaît une croissance anémique, une inflation élevée et une dégradation de sa balance commerciale.
En attestent les indicateurs macroéconomiques du Royaume-Uni avant et après le Brexit :
.Croissance du PIB 2,3 % (2015) 0,1 % (2023)
.Inflation 0,4 % (juin 2016) 11,1 % (octobre 2022)
.Exportations vers l’UE 216 Md£ (2019) 177 Md£ (2024)
.Livre sterling: stabilité (2015) Dépréciation de ~10 % (2024)
Les pays africains, bien que souverains politiquement, restent largement dépendants économiquement, notamment vis-à-vis de leurs dettes extérieures et des marchés mondiaux des matières premières.
*Développement endogène : une approche réaliste et compatible avec la mondialisation*
Plutôt que d’invoquer une souveraineté économique abstraite, le développement endogène offre un cadre pragmatique et opérationnel : il repose sur l’insertion du système productif national dans les chaînes de valeur mondiales, en maximisant la part de la Nation dans la valeur ajoutée. Il est à l’opposé du développement extraverti des économies africaines. Il renforce le tissu productif interne par une meilleure articulation et intégration des branches de production. Il est compatible avec la mondialisation, car il ne vise pas l’autarcie mais une participation stratégique aux flux internationaux, tout en sécurisant des secteurs jugés sensibles pour la sécurité nationale.
Enfin, le développement endogène permet de repenser la sécurité économique dans une approche élargie, intégrant les dimensions économiques, diplomatiques et régionales. Dans cette optique, les États africains ont intérêt à mutualiser certaines stratégies sectorielles à l’échelle régionale, afin d’accroître leur résilience et leur poids dans les négociations internationales.
*Conclusion*
Le contraste entre la résonance politique de la souveraineté et sa faible effectivité économique souligne les limites du débat actuel sur l’autonomie économique. Aucun pays, même puissant, n’est véritablement souverain dans un monde d’interdépendances systémiques. Le développement endogène, l’autosuffisance sectorielle et la sécurité économique offrent des cadres plus opérationnels, permettant de concevoir des stratégies claires, graduelles, et compatibles avec la mondialisation, tout en renforçant la résilience et la capacité d’influence des États.
Le développement endogène est intelligent et ouvert. Il ne prône pas le repli sur soi mais s’appuie également sur les facteurs exogènes – tels que les capitaux, les technologies, les savoir-faire – pour renforcer la dynamique interne de l’économie nationale. En cela, il s’oppose frontalement au chauvinisme économique, qui prône la fermeture et l’autarcie. Ce n’est pas non plus une forme de mercantilisme moderne qui voudrait tout exporter sans rien importer, à l’image de certaines orientations de la nouvelle Amérique de D. Trump. Le développement endogène vise au contraire une intégration équilibrée et stratégique, où la Nation optimise sa participation à la valeur ajoutée mondiale tout en consolidant sa base productive interne.
Dakar le 15/5/25